• Rapport de soutenance de thèse

     

     

  •  

    « Mon cher Gwenolé, permets-moi d’abord de te parler aussi familièrement dans un moment qui, habituellement, est entouré de solennité académique et universitaire. Nous avons eu l’occasion de nous rencontrer et de discuter depuis quelques semaines et cette soutenance, en ce qui concerne mon intervention du moins, a été préparée ensemble.

    Cette procédure, que certains collègues pourraient trouver inhabituelle et curieuse, se recommandait pourtant particulièrement tant en fonction du sujet de la thèse que des options méthodologiques mises en avant. Il nous a semblé, à toi et à moi, plus intéressant de passer de l’autre côté du miroir ou de donner l’occasion à celui qui pratique l’observation participante également l’opportunité d’être le bénéficiaire d’une participation observante.

     

    La thèse soutenue a recueillie, déjà avant la présente cérémonie de reconnaissance, l’assentiment et l’appui de plusieurs des membres du jury. Je joins mes félicitations anticipées à celles de mes collègues et me dois ensuite d’engager avec toi le dialogue de la soutenance.

     

    Ton travail se lie aisément et, je dirais, passionnément. Tu es jeune et intelligent, fougueux mais réfléchi. Un petit clin d’œil pour débuter. J’apprécie beaucoup les travaux de Boris Cyrulnik cités notamment p. 11 et également ta référence à l’éthologie. Mais attention aux pièges de la célébrité ou aux effets de mode. Chaque période a connu sa science matrice universelle (dans ma jeunesse ce fut, malheureusement, la linguistique). La remarque, ici de détail, pourra si tu le souhaites, s’étendre également à d’autres parties du travail : si on étend le champ de l’éthologie pour y inclure tous les actes d’observation (et évidemment les réflexions qui les précèdent et celles qui les suivent), l’éthologie devient synonyme d’attitude scientifique ou simplement intelligente. Dans le cas contraire, il y a véritablement transfert de posture et de regard et introduction d’un nouveau paradigme.

    p. 23 : à propos des enregistrements vidéo, transférés en textes. Je pense que le point de vue exprimé par Isabelle Stengers et rapporté p. <st1:metricconverter productid="23 in" w:st="on">23 in</st1:metricconverter> fine n’est qu’un aspect de la question. Il en est un autre : nos discours scientifiques sont héritiers d’une tradition privilégiant le langage et essentiellement, sinon exclusivement, dans sa forme écrite et canonique. Cela impose de négliger divers aspects de la réalité (c’est ce que Stengers évoque), mais encore de soumettre la réalité (ou ce qu’on en dit) à une linéarité subordonnante, structurante et hiérarchisante. D’autres formes de savoir et de pratiques se mettent aujourd’hui en place. Je pense par exemple au domaine de la cardiologie où, traditionnellement, les cardiologues ne pratiquaient pas les opérations ou « manipulations » directement sur le corps des patients (à l’inverse des orthopédistes qui ont conservé la double casquette). Aujourd’hui, la robotique sert d’instrument de connaissance et d’action directement sur le corps des patients. Cela modifie considérablement et le discours et les pratiques. Je transpose (et ce n’est pas un « reproche ») : on aurait pu disposer avec la thèse d’un CD reprenant de manière pratique l’ensemble des données de façon à pouvoir les visualiser avec les explications. Ce n’est pas simplement le « catalogue » des faits qui aurait été plus riche, c’est l’observation qui aurait pu être plus libre. C’est d’ailleurs ce que tu revendiques (par ex. p. 27). Il faudra imaginer, innover, non seulement dans de nouveaux découpages de la réalité que l’on désire observer, « chausser de nouvelles lunettes », mais aussi se débarrasser de notre habitude de tout verbaliser et de tout mettre par écrit. Le savoir ne se construit pas seulement ainsi. Mais c’est horriblement difficile, et pour moi aussi… ! Cf. aussi chez toi ce que tu écris p. <st1:metricconverter productid="76 in" w:st="on">76 in</st1:metricconverter> medio à propos du CD et de la perte de l’image.

    p. 30 : la question, fondamentale, soulevé par Quéré et que tu relaies, des rapports étroits entre communication, culture et société est proprement bouleversante pour nos manières de construire nos objets et nos discours. Elle impose cependant de revoir également nos concepts et nos définitions de ces trois termes. Travaillant dans le domaine de l’édition sur différents supports (mais notamment le papier) et me consacrant aux « petits tirages », je réfléchis beaucoup, avec différents partenaires, scientifiques et/ou culturels, sur le sens à donner à des termes tels que « communication », « culture » et même « société ». Si, par exemple, Internet bouleverse nos conceptions, on assiste à l’émergence d’une tension (parfois appelée au conflit) entre les processus de globalisation et ceux de réseautage, mais les liens entre les deux sont encore peu clairs. Cf. d’ailleurs les remarques de Sperber et Wilson que tu évoques dans la suite (p. 47 sq.).

    p. 47 : j’ai beaucoup apprécié la clarté de ton exposé d’introduction et, notamment, les belles petites synthèses, parfaitement réussies de la théorie des actes de langage (p. 46 sq.) ou de la théorie de la pertinence (p. 47 sq.). Il me semble pourtant qu’outre les éléments de coûts et d’effets (cognitifs), aisément présentés et/ou perçus comme synchroniques ou statiques, il faudrait prendre en compte des aspects dynamiques ou diachroniques (s’inscrivant et fluctuant donc dans la durée, dont le rythme est lui-même variable) : les notions d’investissement et de rentabilité me paraissent devoir être utilisés. Dans ce cas, deux questions se posent : en quelle(s) unité(s) de mesure ces notions vont-elles être mesurées et comptabilisées, en tenant compte du fait que l’unité de mesure n’est pas nécessairement la même pour chacun, ni pour tous (dans une communauté), ni non plus dans le cadre de l’investissement et dans celui de la rentabilité ?

    p. 52 : s’il est exact que l’association avec les sciences sociales permet, enfin, de faire droit aux remarques formulées par Bourdieu, ton énumération se limite (involontairement ?) aux sciences sociales. Le même travail doit être encore accompli du côté des sciences psychologiques pour le volet individuel du langage.

    p. 56 il est quelque peu piquant de dénoncer l’inflation évidente du terme « pragmatique » et ensuite d’affirmer que cette étude s’inscrit dans une perspective « résolument pragmatique »… !

    p. 62 : définir les membres du groupe par le partage d’un langage commun par des individus (p.135), me semble à la fois fort restrictif et sans doute circulaire. Il y a lieu, me semble-t-il, de distinguer des identités multiples (à supposer définir la question lourde de l’« identité »), des crescendo et decrescendo identitaires, un peu à la manière dont la génétique nous apprend à décrire les patrimoines génétiques de populations.

    p. 79 : l’idée des interactions multiples circule largement dans ton travail. Comme tu le soulignes, mais on aurait pu insister davantage sur les liens simplement évoqués, cela devient non pertinent dès lors que le contexte disparaît (au milieu de la page). Mais d’affirmer qu’il n’y aurait de « vérités » que dans un contexte défini, dissout ce qui peut subsister d’un discours dans des changements de contextes incessants et dissout dès lors toute responsabilité et toute herméneutique en dehors de cercles fermés et tenus au « secret » (songeons au parallèle des « secrets » maçonniques).

    p. 91 : il serait intéressant de creuser davantage les liens entre les pensées de Christian Le Bart et de Pierre Bourdieu, et de les mettre en rapport avec la pensée anthropologique (depuis Durkheim) relative à la magie.

    p. 96 sq. : de quel côté du miroir est-on ? Sans doute le « bricolage » et l’improvisation sont-ils essentiels (p. 96 en bas), le comble de la maladresse étant alors de faire passer pour stratégie ce qui n’est en réalité qu’improvisation et inversement ? Tu soulignes bien le paradoxe. Dans le contexte universitaire, je disais récemment au Président de notre Université, en parlant tout à la fois de lui et de son prochain successeur, que le candidat idéal serait celui qui aurait les qualités requises, mais qui ne voudrait pas de ce poste. On a trop souvent malheureusement l’inverse (je parle évidemment uniquement de <st1:personname productid="la Belgique" w:st="on">la Belgique</st1:personname>).

    p. 109 : dans ma conception du langage, je dirais qu’il est le « non-lieu » (ou l’absence de lieu) qui tient lieu de frontière entre l’Autre et le Je, de là s’explique la fonction de médiation.

    p. 132 sq. : sur le rôle de l’animateur : il était inévitable qu’il devienne apparemment un « médiateur » (cf. dans ton corpus des exemples p. 136 en bas, p. 137 en bas, etc.), mais aussi par son obligation de « structurer » les débats il glisse éventuellement vers le parti pris (je pense ainsi à un débat entre Charles Pasqua et Jean-Marie Cavada sur FR3 avec Christine Ockrent comme animatrice).

    p. 150 sq. : sur le rôle de l’animateur : comme tu le précises judicieusement, le public destinataire (apparemment et officiellement) est absent. On voit bien combien tu hésites sur le rôle de ce dernier : p. 151 3: alinéa, médiateurs, initiateurs, alliés ?

    p. 158 : je ne vais pas m’étendre sur la question des « origines grecques » et de la sophistique. Ta crainte d’entreprendre un récit « mythologique » est fondée dans la mesure où toutes les notions évoquées dans ce chapitre ont été tant de fois reprises, dénaturées, renaturées, etc. Il me semble surprenant cependant de débuter les « origines » de la rhétorique avec Aristote tout autant d’ailleurs que de glisser, comme si c’était tout naturel, de la sophistique à la rhétorique. La rhétorique d’Aristote est déjà une rhétorique modélisée, scolarisée, celle qui conduira inévitablement aux rhéteurs, aux écoles jusqu’à nos classes de terminales, appelées en Belgique encore aujourd’hui les classes de « rhétorique ». La récupération de la rhétorique par le pouvoir et les institutions s’effectue dans l’Antiquité, de la même manière que dans les Chambres de rhétorique de <st1:personname productid="la Renaissance" w:st="on">la Renaissance</st1:personname> et pour les mêmes raisons.

    p. 160 – 174 : pour mes textes que tu cites, les idées ont été reprises ensuite dans une histoire du comparatisme (2 tomes parus chez Peeters) et dans un volume collectif (Guy Jucquois et Christophe Vielle, éds. La méthode comparative dans les sciences de l’homme, Bruxelles, De Boeck, 2002). Il me semble qu’il serait utile de distinguer davantage, dès les « origines », entre des pratiques dialogiques, des interactions, des idéaux démocratiques, etc. et les détournements dont tout cela fit sans cesse l’objet. Ton exposé donne parfois l’impression que l’histoire fut linéaire et cohérente.

    p. 165 : la thèse de Breton, clairement exposée, simplifie, me semble-t-il, les oppositions qui nous traversent individuellement tout autant que socialement et qui départagent ainsi les éléments de manipulation de ceux d’argumentation. Quant à la séduction, elle se définit (pas seulement étymologiquement) comme ce qui conduit en écartant du « bon » chemin. Ainsi, celui qui écoute la « vocation » de Dieu peut subir la « séduction » du Diable, mais on peut aussi inverser les termes. Je suis mal à l’aise avec l’application structurelle d’une éthique, plaquée sur des attitudes ou des discours. La suite risque de faire un peu film de cow-boys et Indiens, avec les bons, bien reconnaissables, et les méchants, tout autant.

    p. 169 : il est intéressant de noter que la « dialectique » (Platon, Hegel et épigones) est liée au pouvoir (p. 169 en bas), tandis que le « dialogue », frère étymologique du premier, est attaché à la rencontre et à l’ouverture.

    p. 194 : l’histoire de la communication et de son usage politique devrait également être réécrite en fonction des limites successivement dépassées. D’abord les limites liées à l’importance des groupes, puis celles liées aux difficultés de transfert de la voix et de la personne, etc. Lamartine proclamait en 1830 déjà : « voici venu l’ère des masses ». Cela n’était qu’une nouvelle phase. La politique en tant que spectacle s’inscrit depuis l’avènement du cinéma, puis de la télévision, dans cette perspective. N’oublions cependant pas les mises en scène (à la mesure technique des lieux et des époques) par exemple des exécutions publiques, de certains évènements politiques ou religieux, etc. (cf. ta référence à Machiavel en bas de p. 194 et les jeux des Romains).

    p. 209 : effectivement, si on privilégie le logos, la télévision semble s’inscrire dans le muthos, mais ne serait-ce pas un effet trompe-l’œil dû simplement au fait que nous ne sommes pas habitués à une rationalité autre qu’écrite, linéaire et de paroles ? Cf. déjà d’autres remarques dans le même sens plus haut à propos du langage et de la linéarité de notre rationalité. La relation nouvelle qu’introduit la télévision, « de personne à personne » comme tu écris (p. 210 en haut) est du même ordre que la relation qu’introduit le dialogue (et ce n’est évidemment pas un hasard).

    p. 219 : les scènes rapportées sur Giscard (discutant torse nu avec des journalistes, etc.) me font penser à une nouvelle répartition (depuis quelques décennies) des espaces privés et publics. Le corps (dont tu parles dans ces pages) fait de moins en moins partie du privé, par contre les convictions religieuses ou politiques se vivent de plus en plus comme appartenant au privé. Si ceci est vrai, il faudrait en prendre la mesure et modifier en conséquence la « mise en scène » du politique.

    p. 245 : sur les constructions identitaires : il serait opportun d’une part de mieux préciser les différentes conceptions de l’identité (dans le cadre de ce travail bien entendu), mais aussi comment elles se complètent, se contredisent éventuellement, se structurent, etc. C’est d’ailleurs une idée centrale qui sert de ligne conductrice à ta thèse et qui porte sur la question de l’identité dont les intervenants politiques se revendiquent et qu’ils essaient de diverses manières d’imposer. Il est remarquable que toutes les questions que tu m’as soumises concernent cette partie-là de ta thèse (en gros les cent dernières pages).

    Tu présentes ta thèse dans les termes suivants : « j’ai essayé de mettre en lumière combien les hommes politiques aujourd’hui s’assimilaient à des marques ou des labels, combien un positionnement identitaire devenait presque un programme (pp. 220-223). Aussi, le développement du marketing politique renvoie à un modèle de communication politique marqué par un fort tropisme publicitaire, et les campagnes électorales, encore plus que les débats, sont rythmées par les slogans et les “ petites phrases assassines ” qui sont reprises en boucle par les chaînes de télévision. De telle sorte que le profil et l’image comptent davantage qu’un programme ou une étiquette de parti : “ style over substance ” répétait Margaret Mead avant le débat Carter/Nixon. L’image avant les idées (pp. 225-227). Dans les débats les invités s’efforcent ainsi de construire des définitions d’eux-mêmes et des autres qui ont valeur de véritables arguments politiques. Cette perspective centrée sur l’identité s’écarte des conceptions conventionnelles (classiques) de l’argumentation (voir chap. 1, partie 3). »

    Je suis totalement d’accord, mais alors le corollaire serait de creuser (pas dans ta thèse, mais dans la suite de ta réflexion) ce qu’implique la question identitaire, que j’appellerais plutôt la question « des identités » avec ses deux versants allant, le premier, dans le sens de l’autonomie, le second dans celui de l’hétéronomie (tiens, tiens ! exactement comme le signe linguistique avec ses deux faces ou le langage avec son aspect psychique et son aspect social, etc.).

    pp. 245-256 : mais cette identité à inventer, à imposer, à mettre en œuvre, est évidemment fugace et en ombres chinoises. L’enjeu du débat consiste dès lors à tenter de l’imposer dans l’esprit des téléspectateurs. Pourtant, pour définir valablement une identité dans le domaine de l’analyse du discours et d’ailleurs mutatis mutandis dans d’autres champs de la connaissance, il faudrait préciser deux autres notions sur lesquelles celle d’identité doit reposer : à savoir celle de sujet et celle d’altérité (cf. par ex. Patrick Charaudeau, « Identité », dans Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002, p. 299). Il importe ici de distinguer aussi une identité psychosociale et une identité personnelle (individuante), les deux interférant, notamment dans le contexte décrit dans ta thèse. C’est d’ailleurs le fondement qui rend possible et nécessaire l’interaction.

    p. 265 –272 : ce que tu écris est une des hypothèses envisageables. On pourrait aussi concevoir que l’élargissement du débat en fait nécessairement un « spectacle » et que de devoir parler et communiquer avec des masses oblige les politiciens à décrocher du terrain. D’où un inévitable effet d’éloignement, les gens ayant le sentiment très net d’un « spectacle », amusant peut-être, mais qui ne les concernent pas.

    p. 265-272 : en remarque à ce que tu écris (et en accord avec ce que tu suggères), on peut s’interroger sur deux paradoxes (schématisés) : le philosophe est cru car il dit « vrai », mais il est hors de la réalité et de l’action ; le politique n’est pas cru car il « ment », mais il est dans la réalité et dans l’action. Ce paradoxe ne tient que si on le maintient hors du temps, car c’est le temps (celui qui passe) qui permet de joindre les discours et les réalités, que cela soit en psychopathologie ou en politique. Cette remarque concerne aussi le point suivant.

    p. 284-324 : les « science studies » sont une tentative (de plus) pour réinsérer la réflexion dans la vie ou pour laisser monter les saveurs de la vie et de nos réalités (hélas accessibles, partageables, communicables et transmissibles à travers nos discours par lesquels nous restons de l’espèce de homo loquens comme l’écrivait Claude Hagège) dans l’univers éthéré de la science.

     

    En résumé, un excellent travail. Mes remarques ne sont que des interrogations et des encouragements à continuer à avancer. N’oublie ni la vie, la tienne et celle des autres, ni tes mains. Regarde celles-ci avec ton cerveau et dis-toi que si tu penses c’est grâce à elles, ne les dédaigne donc pas et confie leur d’autres missions que d’écrire ».

     


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique